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À l'origine des faits


[OSINT] Le bombardement de l’hôpital d’Okhmatdyt : conséquence d’un missile de croisière.

Le 8 juillet 2024 Kiev vivait l’un des bombardements les plus massifs et les plus meurtriers depuis le début de l’invasion russe. Moscou se justifie en parlant de représailles après que des frappes ukrainiennes aient ciblé ses « installations énergétiques et économiques ». Ce bombardement a entraîné en retour la destruction de plusieurs infrastructures civiles dans la capitale ukrainienne dont l’hôpital pédiatrique d’Okhmatdyt. En quelques heures ce dramatique événement a entraîné une bataille informationnel sur X : les internautes pro-russes affirmant y voir le raté d’un missile anti-aérien, quand les autres y voient une nouvelle frappe russe sur des civils.


La thèse russe

Alors que les Ukrainiens faisaient encore la chaîne pour déblayer les décombres de l’hôpital pour enfant d’Okhmatdyt et que Volodymyr Zelenskyy dénonçait les crimes de l’Etat russe, le ministère de la défense russe menait la contre-offensive… à sa propre offensive. Dans un communiqué publié sur Telegram à 12h45, heure locale, le ministère russe est catégorique :

« Les déclarations des représentants du régime de Kiev concernant une frappe de missile prétendument intentionnelle de la Russie sur des cibles civiles sont absolument fausses.

De nombreuses photos et séquences vidéo publiées à Kiev confirment clairement la destruction due à la chute d’un missile de défense aérienne ukrainien lancé depuis un système de missiles anti-aériens dans la ville. »

Publication du Ministère russe de la Défense sur Telegram, 8 juillet 2024

La rhétorique du Kremlin s’inscrit dans une longue lignée de démentis. Face à ses exactions, le pouvoir russe se voit systématiquement contraint à la parade. Avril 2022, un Tochka-U russe fait 50 morts dans une gare bondée : coupable désigné, l’armée ukrainienne. Juin 2022, un centre commercial est la cible d’un missile russe : l’incendie aurait été provoqué par les débris de l’explosion visant un entrepôt militaire voisin.

Octobre 2022, un parc du centre ville de Kiev est la cible d’un missile Kh-101 : des débris de missiles anti-aérien ukrainiens sont accusés. Mai 2024, un nouveau centre commercial est visé à Kharkiv : le centre commercial était fermé et entreposait des armes de l’OTAN selon le Kremlin. Dès qu’un bombardement inclus des civils et qu’il fait les gros titres de la presse internationale, la Russie se lance dans une fuite en avant. Ce nouveau drame n’échappe pas à la règle.

Immédiatement, les réseaux sociaux s’en font l’écho. Reprenant mot pour mot la rhétorique du Kremlin, des comptes anglophones aux centaines de milliers d’abonnés prennent le relai. Jackson Hinkle, Chay Bowes, Lord Bebo, tous valideront la thèse du missile anti-aérien ukrainien.

Les comptes francophones leur emboîtent le pas : Brainless Partisans, Camille Moscow, Silvano Trotta, etc. Pour eux, nul doute possible, le régime ukrainien, « manipulateur et mensonger« , est à l’origine du désastre.

Dans ce brouhaha chacun y va de son hypothèse. Le missile impliqué est d’abord assimilé à un S-300 puis à un AIM-120 avant d’être comparé à un PAC-3 MSE tiré depuis le système Patriot américain. L’orientation interroge également : comment se fait-il que le missile vienne de l’ouest alors que les missiles arrivent de l’est ? Pour y voir plus clair, nous avons mené l’enquête.

Montage photo circulant sur X, comparant le missile AIM-120 ou missile ayant touché l’hôpital d’Okhmatdyt.

Une frappe dans un contexte de bombardement massif

À l’ère du tout numérique, la bataille de l’information est aujourd’hui aussi bien l’apanage des Etats que de leurs citoyens. En quelques heures, les réseaux ukrainiens sont inondés de photographies et de vidéos. Ce matériel est une source importante d’informations en temps de guerre : on parle alors de renseignement en sources ouvertes (OSINT). Pour nous aider, trois vidéos différentes de la scène sont disponibles (1, 2, 3) et nous permettent ainsi de croiser les informations.

  1. Le lieu précis de l’impact

Il ne fait aucun doute, l’hôpital pour enfant d’Okhmatdyt a été touché. Au premier plan des vidéos étudiées, un bâtiment dénote de son environnement. Une rapide recherche inversée d’image permet de déterminer sa nature : il s’agit du Ministère des infrastructures d’Ukraine.

Derrière lui un vaste complexe apparaît. Sur Google Earth, l’infrastructure est identifiée comme étant l’hôpital d’Okhmatdyt spécialisé pour les enfants, l’un des plus grands d’Europe.

En revanche, le bâtiment directement touché est une annexe dédiée aux « thérapies intensives et aux intoxications aiguës et chroniques » comme l’indique le site de l’hôpital. La bâtisse, datant de la fin du XIXe siècle, est éventrée, le toit écroulé sur son flanc. En arrière plan, la structure centrale montre les stigmates de l’explosion : vitres soufflées, briques détachées, revêtement arraché. Zone d’impact : 50°27’01″N 30°28’54″E.

2. Un drame qui intervient dans un contexte de bombardement massif

Si l’ensemble des acteurs s’entendent sur le lieu du drame, ils s’entendent également sur le contexte de l’événement. Durant la matinée, les messages des comptes pro-russes se félicitaient des images mortifères, jubilant de voir les multiples explosions et panaches de fumées noires s’élever au cœur de la capitale ukrainienne. « Kiev se fait fumer » s’extasie l’un d’entre eux. Dans le même temps, des vidéos amateurs montrent l’enchaînement des missiles russes s’abattre inlassablement les uns derrière les autres.

Peu avant 10h, les autorités ukrainiennes avaient lancer l’alerte : des missiles sont en approche. Un groupe de missile est identifié au nord de Kiev en direction de l’Ouest. Les civils sont invités à rejoindre immédiatement les abris et à ne pas en sortir. Passé 10h, le déluge de missile s’abat sur la ville, les missiles revenant de leur course vers l’ouest.

Bilan des comptes à l’échelle nationale : une quarantaine de missiles selon les forcées aériennes ukrainiennes et au moins 36 morts, dont 27 pour la seule capitale selon un décompte de l’administration militaire. Parmi les missiles recensés, des missiles Iskander, Kalibr, Kinjal, Zircon, Kh-22, Kh-59 et 13 Kh-101. L’attaque est coordonnée depuis les territoires russes à l’est et les zones occupées au sud.

Cette frappe s’insère donc dans un contexte de bombardement massif sur l’Ukraine et particulièrement Kiev qui en est l’épicentre. L’ensemble des missiles aurait ainsi atteint leur objectif – aucun autre n’ayant été démenti par le Kremlin – mais, celui qui s’abat sur un hôpital est précisément le seul à ne pas être Russe selon Moscou. Curieux hasard.


Un faisceau d’indices accablant

L’analyse des sources ouvertes convergent cependant vers un fait indéniable : le missile qui a frappé l’hôpital est un missile de croisière. Toutes les pistes laissent à penser qu’il s’agit précisément d’un Kh-101, arme détenue exclusivement par l’armée russe.

  1. L’empreinte visuelle

La forme même de l’engin est ce qui a le plus fait couler d’encre ces dernières heures. Pourtant, à l’aide des vidéos amateurs, la piste du missile de croisière subsonique Kh-101 est la plus probable. Tout d’abord sa taille ne peut, en aucun cas, correspondre à celle d’un missile anti-aérien de type AIM-120 ou PAC-3 MSE. Le premier mesure 3,66m tandis que le second atteint lui la taille de 5,3m. Or, une comparaison avec des éléments visuels présent dans les vidéos nous permet d’ores et déjà d’évincer ces deux missiles. En effet, sur cet arrêt sur image (voir ci-dessous) le missile fait au minimum la taille de deux étages du building devant lui. Ainsi, avec l’effet de perspective on peut a minima considéré que celui-ci fait 7 mètres, la hauteur standard d’un étage de bureau étant aux alentours de 3,30m. Cette taille correspond précisément à celle du Kh-101 (7,45m au total).

L’engin se caractérise également par une forme différente de l’AIM-120 et du PAC-3. Ces missiles, effilés, sont dotés de quatre petits ailerons aérodynamiques en queue, ce que ne laisse pas apercevoir les images. D’autre part, aucun des deux ne disposent de deux ailes centrales.

Enfin, le missile visible sur la vidéo dispose d’une protubérance à l’arrière. Cette dernière, légèrement décalée vers l’avant par rapport à l’aileron arrière est caractéristique du turboréacteur TRDD-50 dont est équipé le Kh-101 sous son ventre.

2. L’empreinte sonore

Cet élément est déterminant. En effet, les missiles anti-aérien suspectés sont tous deux propulsés par des moteurs de fusées. La combustion du carburant entraîne une flamme facilement détectable. Le TRDD-50 est lui un turboréacteur. Tout comme les avions de ligne, la poussée est produite par la compression de l’air qui entre par l’avant de la tuyère avant d’être évacué de la chambre de combustion par l’arrière. Les gaz ainsi éjectés à grande vitesse créent en réaction la propulsion vers l’avant du missile. Le principe mécanique s’accompagne d’un bruit caractéristique : un sifflement strident, telle une essoreuse à salade (le principe mécanique est le même). Ce même bruit est entendu sur l’ensemble des vidéos prises à Kiev ce 8 juillet, dont celles sur l’hôpital.

En d’autres termes, les missiles sont tous dotés d’un turboréacteur éliminant de fait les missiles anti-aérien bien plus rapides grâce à leurs moteurs de fusée. C’est d’ailleurs ce qu’illustre parfaitement cette vidéo amateur tournée en Ukraine : un Kh-101, dont on reconnaît le son caractéristique, est coursé par un AIM-120. Ce dernier s’accompagne d’un bruit de propulsion par combustion et d’une flamme qui en est la résultante.

3. L’empreinte matérielle

Pour enfoncer plus encore le clou de l’évidence, des éléments matériels ont pu être prélevés sur le lieu de l’explosion. Selon les enquêteurs du SBU (Service de sécurité d’Ukraine), des « fragments de la coque de la partie arrière du missile Kh-101 avec un numéro de série et une partie du gouvernail du même missile » ont été trouvés.

Le numéro de série – visible ci-dessus sur la deuxième photographie – est compatible avec un Kh-101. L’inscription est réalisée sur une seule ligne horizontale ce qu’ont montré d’autres débris du missile subsonique lors du conflit.

Photographie, Defense Express, 2 janvier 2024

Conclusion

L’hypothèse d’un tir raté de missile anti-aérien ne tient pas la route. Les images disponibles en open source permettent d’éliminer à coup sûr tout missile doté d’une propulsion à propergol solide. Au contraire, l’engin est nécessairement équipé d’un turboréacteur. Ainsi, tant par ses caractéristiques visuelles, sonores que matérielles, le missile à l’origine de la destruction d’une partie de l’hôpital d’Okhmatdyt est sans nul doute un Kh-101, arme dont la Russie seule a la maîtrise.



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