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À l'origine des faits


« Abolition de la vie privée » : Que dit réellement le texte du 6 mars sur la réponse pénale contre les infractions non publiques ?

Présentée le 6 mars 2024 devant l’Assemblée Nationale, la proposition de loi « visant à renforcer la réponse pénale contre les infractions à caractère raciste, antisémite ou discriminatoire » a été adoptée en première lecture avant une lecture prochaine au Sénat. Le texte déposé le 13 octobre 2023 par Mathieu Lefèvre, député du parti Renaissance, a immédiatement créé une levée de bouclier sur les réseaux sociaux : « Texte liberticide« , « police de la pensée« , « une simple blague peut vous envoyer en prison« , « le débat d’idées n’est plus possible » peut-on trouver pêle-mêle. La raison ? « L’ajout » dans le code pénal de dispositions sur les infractions non publiques. Que dit ce texte et quelles en sont les intentions ?


L’inquiétude est montée après une publication de Xavier Van Lierde – journaliste à Radio Courtoisie – le 8 mars 2024. Dans ce fil, le journaliste explique s’être « infligé de regarder la séance de l’Assemblée nationale consacrée à l’examen de la loi proposant de faire des propos privés jugés discriminatoires, un délit« . Une « dérive liberticide et totalitaire de notre société » en conclut il. « L’abolition de la frontière entre public et privé caractérise le totalitarisme« . Le mot est dit.

Il n’en faut pas moins pour que le site Polémia – qui se présente comme un think tank axé sur la « défense de l’identité » ou encore la « lutte contre la tyrannie médiatique » – reprenne dans le texte cette publication de Ven Lierde. La rumeur prend de l’ampleur lorsque Jean-Yves Le Gallou – ancien député européen et conseiller régional d’Île-de-France d’extrême-droite et fondateur de Polémia – la relaie le 9 mars 2024 sur son compte X. L’essayiste s’insurge : « vous pouvez aller en prison […] pour une simple blague prononcée en privé » !

De nombreux comptes prennent le relai le 10 mars allant chacun de son commentaire souvent suivi d’ajouts. Philippe Murer précise ainsi que cette loi « liberticide » pourra envoyer en correctionnel « une blague en privé pouvant être interprétée comme souverainiste« . Florian Philippot lui d’ajouter qu’une telle loi pose « le principe de non séparation entre sphère publique et sphère privée : c’est la définition même du totalitarisme« . Le compte Zoé Sagan va lui jusqu’à affirmer que cette loi pourra permettre « de vous écouter chez vous et de venir ensuite vous chercher« . Certains internautes s’inquiètent d’être sanctionnés d’une amende de 3 750 € pour des « propos tenus chez vous, dans la sphère privée« .

La rumeur devient virale et s’introduit rapidement sur les plateaux de télévision et de radio. Tout d’abord sur Sud Radio ce 11 mars. André Bercoff – dont nous avons déjà vérifié certains propos (ici ou ici) – insiste sur l’aspect non publique des infractions constatées, appuyé par un Gilbert Collard qui s’évertue à parler de « délation », de « dénonciation ». Le même jour sur CNEWS, en direct à une heure de grande écoute, le chroniqueur Mathieu Bock-Cote reprend les divers éléments de langage sur le plateau d’une Christine Kelly mutique. Pour lui, il y a « abolition du domaine privé » en reprenant l’exemple de l’Ecosse. Selon lui plus besoin de cet exemple, « on peut tout simplement parler de la France« .

« Chez vous, vous n’êtes plus chez vous. Chez vous l’espace public s’est imposé. Chez vous les conversations sont désormais surveillées ».

Mathieu Bock-Cote le 11 mars 2024 sur le plateau de CNEWS

Lancé dans sa diatribe, le chroniqueur va jusqu’à affirmer qu’il y a « un appel à l’institutionnalisation de la délation« . « Vous avez désormais une responsabilité civique de surveiller les conversations que vous avez chez vous« . Dans un bouquet final, celui-ci, extatique, conclut :

« On veut étendre le domaine public. On veut étendre le droit à la surveillance étatique, le droit à la surveillance par le travail des délateurs […] On crée les dispositions, un dispositif juridique, idéologique où chacun est appelé à dénoncer son voisin s’il entend des propos qui peuvent heurter la morale publique […] Nous sommes ici devant quelque chose qui relève du totalitarisme ».

Fait intéressant, ce même chroniqueur repostait sur son compte X le 8 mars la publication de Xavier Van Lierde. La boucle est bouclée.


La proposition de loi

Déposée en octobre 2023 par Mathieu Lefèvre et Caroline Yadan auprès de l’Assemblée Nationale – tous deux membres du groupe Renaissance -, la proposition de loi « visant à renforcer la réponse pénale contre les infractions à caractère raciste ou antisémite » a été adoptée à l’unanimité (après l’abstention des députés RN et LFI) en première lecture ce mercredi 6 mars 2024 par les députés. M. Lefèvre et Me Yadan expliquent leur démarche dans un rapport enregistré à l’Assemblée Nationale : il faut « modifier la législation pour la mettre en conformité, si nécessaire, avec les réalités de l’époque » afin de sanctionner plus « directement et sévèrement » les « auteurs de propos racistes, antisémites ou autres propos discriminatoires » peut-on y lire.

« Les réseaux sociaux portent une responsabilité dans cet état de fait, puisqu’ils sont venus ajouter une forme de facilité à l’ignominie. Si des propos ou écrits publics constituent des délits qui semblent suffisamment réprimés, la sanction aujourd’hui prévue pour leurs pendants non publics paraît sous-dimensionnée alors même qu’ils sont en constante augmentation »

Extrait du rapport n°1727

Ainsi le texte de loi doit permettre de faire passer « les contraventions actuellement prévues en matière de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, de diffamation et d’injure non publiques à caractère raciste ou discriminatoire » en des délits.


L’état actuel de la loi en matière d’infraction non publique

Les infractions non publiques sont d’ores et déjà inscrites dans la loi au travers du Code pénal. Pour autant, ces infractions relèvent de la contravention. En cas de manquement à la loi, des sanctions pénales peuvent être appliquées selon trois types d’infractions hiérarchisées:

  • Les contraventions
  • Les délits
  • Les crimes

La contravention est la moins grave de ces infractions, classées en 5 catégories. Une personne peut ainsi être sanctionnée, au maximum pour une contravention de 5e classe, de 1 500€ d’amende. Les délits eux peuvent entraîner des sanctions plus lourdes financièrement ainsi que des peines de prison. C’est dans cette dernière catégorie qu’entrent l’injure publique raciste ou discriminante, la diffamation publique ou encore la provocation publique à la discrimination , à la haine ou à la violence raciste. L’auteur des faits encourt jusqu’à 1 an de prison et 45 000 € d’amende selon la loi sur la liberté de la presse de 1881.

Les mêmes faits réalisés dans un cadre privé, donc non public (i.e à domicile, dans un bureau fermé, dans un courriel ou message privé, etc.), sont eux sanctionnés par le Code pénal respectivement aux articles R.625-8-1, R.625-8 et R.625-7 depuis le décret n°2017-1230 du 3 août 2017. Introduite dès 1958 (Article R26-11), l’infraction est cependant classée comme contravention. Pour être caractérisée celle-ci doit faire l’objet d’un dépôt de plainte de la victime puis sera renvoyée devant un tribunal de police. Un propos raciste ou discriminatoire est par nature injurieux et ne peut être considéré comme une « blague ». Ainsi, si l’excuse de provocation peut être invoquée lorsque des « propos [injurieux] font suite à des actes volontairement accomplis pour irriter« , celle-ci n’est pas recevable dans le cas « d’injures à caractère raciste ou discriminatoire » peut-on lire sur le site officiel de l’administration française.

En d’autres termes, à l’heure actuelle toute personne se rendant coupable de propos racistes ou discriminatoire dans le cadre privé est susceptible d’être sanctionné par une amende allant jusqu’à 1 500 €. L’infraction doit être qualifiée par un tribunal de police suite à un dépôt de plainte de la victime. Que change donc cette proposition de loi alors ?


Les modifications de la proposition de loi

Comme précisé à l’article 1er de la proposition de loi, une modification est insérée au « chapitre V du titre II du livre II« . Or le Titre II renvoie au « jugement des délits ». Ainsi toute la Section 3 ter du texte énonce que la provocation non publique à la discrimination, à la haine ou à la violence, la diffamation publique pour des critères racistes ou discriminatoires et l’injure non publique pour des critères racistes ou discriminatoires sont considérés non plus comme des contraventions mais comme des délits. Par conséquent, les auteurs des faits peuvent être condamnés à des amendes allant jusqu’à 3 750 € d’amende. La peine est alourdie à 15 000 € et 1 an d’emprisonnement lorsque ces faits proviennent d’une personne dépositaire de l’autorité publique.

De même deux nouveaux délits sont créés :

  • L’apologie non publique des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou autres crimes
  • Le délit de contestation non publique d’un crime contre l’humanité

Enfin, un stage peut être demandé par le tribunal correctionnel afin de sensibiliser à la lutter contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations si le délit est puni de prison. Des précisions peuvent être consultées sur le site Vie publique à travers cet article du 7 mars 2024.


Conclusion

Depuis 1958, l’infraction non publique (injure, diffamation) est déjà sanctionnée comme une contravention dans le Code pénal. Le texte de loi du 6 mars fait désormais passer toute injure, provocation à la haine et diffamation non publiques à caractère raciste ou discriminatoire au statut de délit et non plus de contravention. Les sanctions sont ainsi renforcées après caractérisation par un tribunal correctionnel.

Mise à jour du 11 mars 2024 – Ajout de la publication de Xavier Van Lierde reprise telle quelle par le site Polémia. Ajout des passages sur Sud Radio et CNEWS du 11 mars.



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