Prévu pour 2025, le retour de l’Homme sur la Lune agite à nouveau les réseaux sociaux. Cette nouvelle vague arrive dans un contexte propice : entre le programme Artemis et les derniers essais de la fusée Starship, les yeux sont tournés vers l’espace. Dernier exemple en date de cette effervescence, une vidéo de la chaîne Sans Permission massivement relayée dans laquelle l’un des intervenants présente une actualité concernant une analyse, présentée à Vladimir Poutine, de l’IA de Google sur des photographies des alunissages.
1. La vidéo à l’origine de l’information
De récentes publications sur X partagent un extrait vidéo d’une émission de la chaîne YouTube « Sans Permission » intitulée « 33 MILLIONS, COMPLOTISME, TUTO INVESTISSEMENT (Feat Yann Darwin)« . Devenues virales certaines cumulent d’ores et déjà près d’un million de vues, d’autres proviennent de compte ouvertement partisan de la théorie de la « Terre plate ». L’extrait utilisé varie en durée (d’une cinquantaine de secondes à près de deux minutes) mais provenant de la même émission du 7 décembre 2023 d’une durée de 2h39 dans la partie « Les théories du complot » (à partir de 43’45).
Abordant la question des théories du complot et notamment celles autour du « on est jamais allé sur la Lune », Oussama Ammar, en compagnie de Yann Darwin, revient sur « la nouvelle de la semaine » qui le mettrait « en flip total ». Il explique ensuite plus en avant les raisons de cette inquiétude :
« Cette semaine, Vladimir Poutine, a eu une démo par Google en Russie d’une IA qui peut déterminer en live si une vidéo est fake ou pas. Et ils demandent à Poutine « qu’elle vidéo on met ». Et il dit « mettez l’atterrissage sur la Lune ». Et là Google, en live, dit que la vidéo est fake. Panique des ingénieurs de Google […]. Les mecs de Google, la tronche qu’ils tirent. Donc, la NASA a fait un communiqué de presse qui est encore pire parce que la NASA dit « oui, la vidéo est fausse parce que la vraie vidéo a été perdue et donc on a du faire une copie d’une fausse vidéo avec des caractéristiques de fausses vidéos parce que on a plus l’originale« .
Oussama Ammar, dans l’émission Sans Permission (45’22 à 46’40)
Puis d’enchaîner en affirmant que :
« Elon Musk, qui vient commenter à tout ça – je vais te donner le tweet thread – dit […] « ah ben ok je comprend mieux parce que quand je vois à quel point c’est difficile d’aller sur la Lune avec la techno d’aujourd’hui, ça serait pas étonnant que l’alunissage était un fake«
Oussama Ammar, dans l’émission Sans Permission (46’48 à 47’14)
2. Les sources abordées dans la vidéo
Au début de sa déclaration, O. Ammar évoque une récente vidéo de « la semaine dernière » dans laquelle Poutine aurait demandé à confronter la vidéo de l’alunissage à une IA. Cette vidéo est un extrait du passage de Vladimir Poutine lors du salon d’exposition AI Journey 2023 qui s’est tenu à Moscou du 22 au 24 novembre. Or, si le président de la fédération de Russie s’est bien rendu sur place, les faits présentés sont en revanche bien différents. Dans l’extrait (disponible ici), Vladimir Poutine est vu en compagnie du président de la Sberbank – German Gref – ainsi que d’un Data Scientist – Nikolaî Gerasimhen – chez Sberbank, non d’employés de Google comme l’affirme Ammar.


Cet extrait avait été massivement relayé sur X dans les jours suivants la visite de Vladimir Poutine, que ce soit sur des comptes francophones comme anglophones, dont un compte tenant de la théorie de la « Terre plate ».
D’une durée de 47 secondes, on peut y voir Gerasimhen présenter au président l’analyse de trois photographies – et non d’une vidéo comme l’affirme Ammar – prises sur la Lune. En haut de l’écran apparaît la mention « Détection de contrefaçons dans les photos et vidéos« . Pour illustrer cette détection, deux photographies du programme Apollo ont été analysées au préalable par l’entreprise en utilisant le « réseau neuronal de Google » et apparaissent en rouge, signe que « l‘intelligence artificielle estime que presque tout sur la photo est faux » selon Gerasimhen. Le PDG de la Sberbank rajoute ensuite : « Oui, regardez, c’est rouge. C’est l’intelligence artificielle de Google qui pense cela donc il n’y a pas de biais. C’est surprenant, mais c’est ce que l’outil pense. Le réseau neuronal a analysé beaucoup de données, dont les contrastes entre le clair et l’obscur, etc. Ensuite, il estime que la photo est synthétique« .
Ainsi, cette présentation est le fruit de l’utilisation par la Sberbank du « réseau neuronal de Google » afin de comparer des photographies des missions Apollo avec la mission robotisée chinoise. A contrario des éléments présentés par Oussama Ammar, il ne s’agit pas d’une demande de Vladimir Poutine, ni d’employés de Google, ni d’une vidéo analysée, ni d’une analyse en directe.
Par la suite, Ammar affirme qu’un communiqué de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) a cherché à apporter une réponse à cette analyse. Cependant, il n’existe aucun communiqué concernant cet événement, ni sur le site de la NASA, ni sur leurs réseaux sociaux. En revanche, la mention à une vidéo originale perdue peut renvoyer à l’épisode des bandes originales de l’alunissage d’Apollo 11 dont le périple remonte à 2005. Dès 2006, la NASA avait reconnu ne pas retrouver les bandes magnétiques originales entreposées au centre spatial Goddard. En juillet 2009, une conférence de presse a notamment abordée cette question. Enfin, en 2019, elle communiquait à nouveau affirmant que «
« NASA searched for but could not locate some of the original Apollo 11 data tapes – “original” in the sense that they directly recorded data transmitted from the Moon. An intensive search of archives and records concluded that the most likely scenario was that the program managers determined there was no longer a need to keep the tapes — since all the video and data were recorded elsewhere — and they were erased and reused. »
Citation de l’article « Not-Unsolved Mysteries: The “Lost” Apollo 11 Tapes » du 8 juillet 2018, NASA
Pour plus d’informations à ce sujet, de nombreux articles ont été réalisés (ici, ici, ici ou encore ici).
Il n’y a donc aucun lien entre cette histoire et l’analyse des photographies présentée à V. Poutine. La première intervenant presque 20 ans avant les faits imputés et ne concernant pas des photographies mais des films retransmis depuis la Lune en direct.
Enfin, lors de l’émission, Ammar aborde les déclarations d’Elon Musk qui aurait, selon ses dires, publier un « Twitter thread » à ce sujet. Or, E. Musk ne s’est pas prononcé sur cette vidéo sur son compte X (anciennement Twitter). Une pastille « Fact Checking » est cependant ajoutée dans la vidéo de l’émission. Il y est indiqué qu’un article de Yahoo Finance « aborde les commentaires d’Elon Musk sur le podcast « Full Send », où il qualifie la mission Apollo 11 de 1969 […] comme une « situation anormale ».

Pour autant, cet article de Yahoo Finance renvoie vers un podcast de la chaîne YouTube « Full Send » juillet 2022, donc plus d’un an avant les faits. Notons également qu’aucune pastille « Fact Checking » ne vient donner de précisions/lien vers le supposé « Twitter thread » d’Elon Musk.
En résumé, les propos d’Oussama Ammar déforment largement la réalité des faits. Ainsi, si celui-ci a affirmé que V. Poutine avait demandé en direct aux employés de Google de vérifier les vidéos de l’alunissage de 1969 puis que la NASA et Elon Musk avaient communiqué à ce sujet, il s’avère, qu’en réalité, V. Poutine s’est vu présenté par des employés de la Sberbank une analyse de deux photographies d’astronautes du programme Apollo sans que, ni la NASA, ni Elon Musk ne se soient prononcés à ce sujet.
3. L’analyse des photographies
Il ne reste donc comme seul élément à charge l’analyse des photographies par la Sberbank à partir du « réseau neuronal de Google« . Précisons dans un premier temps que cette présentation se fait dans un contexte spécifique. En effet, lors de l’AI Journey, Vladimir Poutine a exprimé sa volonté d’affirmer la position russe dans le domaine de l’intelligence artificielle afin de concurrencer « la domination monopolistique » des Occidentaux sur ces nouvelles technologies. D’autre part, comme le précise le site du Kremlin, cette exposition était aussi une occasion de présenter au président russe le « programme Sber » dédié à la lutte contre les deepfakes en s’appuyant sur un « ensemble de réseaux neuronaux de la classe EffectiveNet ». « Conçu pour protéger la société et l’État contre les attaques informatiques et la cybercriminalité », il y est présenté comme « plus efficace que son homologues fabriqués à l’étranger », peut-on lire. On comprend donc qu’il y a une volonté de la Sberbank de se positionner comme un acteur fiable face à d’autres acteurs considérés comme moins fiables.
Sur quels éléments cette analyse repose-t-elle ?
Trois photographies sont mises en exergue : deux photographies d’astronautes américains dans le cadre du programme Apollo et une photographie du rover chinois sur la Lune. Nous avons pu identifier chacune de ces photographies.

Les deux photographies d’astronaute sont issues de la banque de données de la mission Apollo 15. La première est estampillée : AS15-92-12424. Elle représente l’astronaute James B. Irwin qui utilise une pelle pour creuser une tranchée dans le sol lunaire lors de l’activité extravéhiculaire (EVA) d’Apollo 15 sur la lune.

La deuxième est numérotée : AS15-92-12407. Elle capture James B. Irwin en train de travailler avec du matériel sur la station 8 lors de la deuxième EVA.

Les deux photographies sont utilisées telle quelle dans la présentation de la Sberbank. Ce choix pose question : pourquoi ces photographies sont-elles utilisées plutôt que d’autres photographies plus iconiques des alunissages ? Il existe, en effet, des milliers de photographies collectées au fur et à mesure de ces missions mais le choix s’est porté sur deux photographies inconnues du grand public de la mission Apollo 15 – soit dit en passant qui n’ont donc rien à voir avec Apollo 11 et les communiqués de la NASA.
De plus, les analyses de photographies par les IA sont encore aujourd’hui soumises à de nombreuses limites, comme le rappelle Tina Nikoukhah – chercheuse en traitement d’image à l’ENS Paris-Saclay – dans la vidéo du YouTuber « Defakator » du 1 mai 2023. Ainsi, la détection d’anomalies par une IA n’est pas l’assurance d’une réelle présence d’anomalie. Ces outils restent largement faillibles d’autant plus dans le cadre de photographies en argentique : les IA apprennent à partir de bases de données numériques ce qui peut entraîner un décalage avec les images ici analysées. Rajoutons que le « réseau neuronal de Google » supposément utilisé par Sberbank n’est pas nommé précisément et que les paramètres spécifiques utilisés ne sont pas non plus connus (apprentissage, algorithme, etc.).
Enfin, la photographie choisie du rover chinois interroge également. Elle est disponible en libre accès sur Wikimédia sous le titre « ChangE-4, Yutu-2 (cropped).png » (cropped signifie recadrée). Cependant, la photographie originale, non-recadrée, est également publique. Or cette dernière propose un paysage bien plus vaste ce qui peut ainsi favoriser la détection d’anomalies par une IA.


En définitive, les choix de la Sberbank sont pour le moins questionnables. La présentation n’apporte, en soi, aucune preuve de la falsification des deux photographies de la mission Apollo 15. Elle est néanmoins intéressante car celle-ci s’intègre dans un contexte de compétition mondiale vers la maîtrise des IA et d’une volonté affichée de l’Etat russe de s’affirmer comme un acteur fiable et en pointe dans le domaine. En « démontrant » le manque de fiabilité du « réseau neuronal de Google« , la Sberbank a donc tout à y gagner.
CONCLUSION
La vidéo de l’émission « Sans Permission » est truffée d’inexactitudes et d’informations erronées. Les propos d’Oussama Ammar relatent avec grande maladresse la présentation, par la société russe Sberbank, d’une analyse de trois photographies à l’aide de l’IA de Google lors de l’AI Journey 2023. À cette occasion, les employés de la société montre à Vladimir Poutine que l’IA de Google montre des anomalies concernant les deux photographies choisies de la mission Apollo 15. Pour autant, ces anomalies détectées par le « réseau neuronal » ne sont pas une preuve en soi d’une quelconque falsification des photographies. Ces outils restent encore peu fiables et demandent à être recoupés à l’aide d’autres outils et le travail d’experts dans ce domaine. Quant aux choix réalisés par la Sberbank, ils ne peuvent qu’interroger : pourquoi ces deux photographies parmi les milliers des missions Apollo ? Pourquoi prendre l’image recadrée du rover et non l’image originale ?


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