En cette journée du 26 juillet 2023 une courte vidéo scénarisée se répand comme une traînée de poudre : des militaires allemands pénètrent dans la maison d’un couple pour en saisir tous les biens au profit de l’Ukraine. D’abord propulsée par les comptes et sites russes, elle finit par arriver en France par le biais d’André Bercoff. Entre les deux ? Une cacophonie informationnelle qui la fait passer de propagande russe à dénonciation de l’OTAN par le parti allemand AfD.
D’André Bercoff au Comité civique russe : retour sur les origines de ce clip de propagande.
Il est 15h32 heure française : les abonnés Twitter d’André Bercoff découvrent une vidéo, intitulée « Heil Zelensky !« , provenant d’un compte Twitter francophone pro-russe. Le journaliste français semble joyeux : il y a de l’espoir « les Allemands se réveillent » !
Cette dernière, longue d’une minute, met en avant un couple moderne allemand regardant un discours de Scholtz en soutien à l’Ukraine. Le couple reçoit alors une visite d’un groupe de quatre militaires qui s’empare de l’ensemble de leurs biens pour financer le conflit. L’ensemble du propos se concentre sur une comparaison avec le régime nazi et l’adoration de Zelensky. La vidéo se conclut par un message remettant en question l’engagement de l’Allemagne dans l’OTAN du fait de son coût important, « 22 milliards d’euros » lit-on.
Il n’aura suffi que de quelques heures pour que la vidéo soit relayée des milliers de fois et vue par plusieurs centaines de milliers de personnes. Pourtant, interpellé par le journaliste Paul Gogo de Ouest-France, Bercoff se justifie dans une réponse du 27 juillet à 12h00 : il « sait » pertinemment que la vidéo est de la propagande russe. Mais pour lui cela relève de « trolls qui se réveillent à leur tour », s’insurge-t-il dans un tweet publié 30 minutes plus tard. Le discours devient double, jusqu’à une ultime pirouette. Douze heures plus tard, Bercoff revient à la charge avec un nouveau tweet citant un autre tweet qui affirme que la vidéo serait réalisée par le parti allemand AfD. Mais « de qui est cette vidéo ? ». La confusion est totale.
Francis Lalanne tente de s’engouffrer dans la brèche avec peu de succès : 10 likes. Quelques temps auparavant ce sont plusieurs comptes anglophones qui mettent en avant le clip. Les chiffres sont parlants : 300k vues, 130k vues, 90k vues. Les propos, eux, sont un peu différents. Il s’agit désormais d’une publicité allemande : « Campagne publicitaire allemande d’une précision hilarant« , s’exclame le premier.
Pourtant, en parallèle, c’est dans l’arrière cours des réseaux russes que l’on s’active. Déjà les sites proches ou soutenant le Kremlin partagent à tout va la vidéo. En seulement 4 heures le site Pravda-de se retrouve englouti sous les billets relayant la vidéo. On ne sait plus où donner de la tête : ici on parle d’une publicité « sociale », là d’une annonce de l’AfD, également d’une vidéo qui circule « sur le réseau », ou encore d’une « vidéo scandale ». La page d’accueil est vite saturée.
Les blogs et plateformes de partage de contenus russes ne loupent pas le coche. InoSMI.ru partage l’information. L’AfD serait derrière cette vidéo. Ok.ru lui a déjà emboîté le pas ainsi que Tsargrad.tv. Le média russe AiF.ru s’est également engagé dans la brèche. On en discute sur le réseau Pikabu.ru. Mais la vidéo avait déjà bénéficié du tremplin idéal lorsque le compte VK de Russia Today (RT) partageait dès 11h41 le clip. Le message est vague :
« Une vidéo circule sur le net à propos des Allemands, à qui les soldats de l’Otan prennent tout pour aider l’Ukraine et les obligent à saluer Zelensky à la manière de l’Allemagne nazie. »
(Traduction automatique via Google)
Et l’AfD (Alternative pour l’Allemagne – parti politique allemand de droite populiste) dans tout ça ? Le « coupable » semble de choix. Le parti, sans se montrer comme un soutien affiché de Poutine, multiplie les accusations contre l’Amérique, les pays occidentaux, l’Ukraine : l’Allemagne « sera la grande perdante » affirme sa coprésidente Alice Weidel. Son président lui préfère rappeler que « les dirigeants russes ne sont pas les seuls responsables de la guerre en Ukraine » dans cette interview accordée au média ZDFheute. Pourtant après consultation de l’ensemble de leurs réseaux, l’AfD ne mentionne aucune vidéo de ce type et n’en fait pas la promotion :
Contacté par le média Brussels Signals, l’AfD déclare « ne pas être au courant » de l’existence de cette vidéo. Rien n’y fait. L’AfD, ni même les comptes germanophones sur les réseaux ne relaient la vidéo. Une recherche inversée d’image laisse entrevoir l’origine de ce remue-ménage. En réalité, une myriade de comptes Telegram russes (liste non exhaustive : 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14), auprès desquels les sites et médias russes vont piocher l’information, s’activent, renforçant la multiplication des messages dissonants.
Pourtant, depuis 10h30 (heure locale) les premiers messages partagés sur Telegram semblent concordant : « Notre propagande est efficace« ; « Notre propagande apprend« ; « Voici un exemple de propagande vraiment cool et de grande qualité ! ». Le mot « пропаганда » est utilisé d’emblée. Dans la guerre de l’information que se livrent la Russie et l’Ukraine tout est bon à prendre.
En effet, la réalisation de la vidéo montre un véritable effort : les plans sont soignés, le jeu d’acteur est cohérent, les décors et costumes illustrent le travail d’une équipe professionnelle. Et en remontant encore à la source de l’information, apparaissent alors des comptes beaucoup plus proches du pouvoir.
Avant tous les autres, Vanessa Beeley s’était déjà emparée du sujet. Bloggeuse d’origine anglaise puis installée un temps en France, elle s’est montrée auprès de Dieudonné lors d’une conférence sur la Palestine organisée par ce dernier, puis soutiendra François Asselineau lors de la présidentielle de 2017. Mais c’est son soutien au régime de Bachar-al-Assad depuis 2015 qui lui vaudra sa reconnaissance, aussi bien par ce dernier que par celui de Moscou. Aubaine pour le Kremlin qui l’invite à assister aux référendums d’annexion des territoires ukrainiens envahis en septembre 2022.
Effectivement, Beeley publiait sur son compte Telegram dès 10h08 – soit prêt de 20 minutes avant les autres comptes – le vidéogramme. Elle ne tarde pas également à faire de même sur Twitter puis Youtube.
Alors quoi ? Une bloggeuse appréciée par le pouvoir russe serait à l’origine d’une telle vidéo ? Non. Elle n’est qu’un relai d‘officiels russes : Armen Gasparian et Dmitry Olegovich Rogozin. Journaliste pour la station de radio « Voice of Russia« , Gasparian a grimpé les échelons jusqu’à obtenir sa place auprès du Comité civique de la Fédération de Russie. En juin 2023 il devient premier vice-président de la Commission sur l’éducation. Il occupe également un poste dans le comité central du RVIO (Société historique militaire russe créée en 2012 par Vladimir Poutine avec le décret n°1710). Enfin, il siège comme membre de la Commission de la culture et de la préservation du patrimoine spirituel ainsi qu’à la Commission sur la communauté de l’information, les médias de masse et les communications. Sa place a été approuvée par décret présidentiel.
A. Gasparyan a ainsi diffusé cette vidéo (à 09h35 heure locale) avec comme seule légende « Heil Zelenskiy!«
Un temps considérée comme la source primaire, nous avons néanmoins affiné nos recherches pour éloigner tous doutes. En utilisant les termes « Heil Zelenskiy! » mentionnés par Gasparyan, nous avons ainsi pu trouver une trace plus ancienne encore : la première occurrence de cette vidéo vient en réalité d’un très proche du Kremlin et de Vladimir Poutine : Dmitri Rogozine. Postée sur son compte Telegram le 26 juillet à 08h58 avec la même mention « Heil Zelenskiy! ». Rogozine est une figure publique et politique importante en Russie : Membre de la Douma d’Etat de 1997 à 2003, président de la Commission de la Douma d’Etat sur les affaires internationales, représentant spécial du Président auprès du Conseil de l’Europe de 2000 à 2004, ambassadeur de la Fédération de Russie auprès de l’OTAN de 2008 à 2011, Vice-Premier ministre de la Russie pour l’industrie de la défense et de l’espace ou encore Directeur général de l’agence spatiale russe (ROSCOSMOS) de 2018 à 2022 avant. Après son éviction à ce poste Rogozine a pris la tête du groupe paramilitaire, « Les loups du Tsar », en novembre 2022.
À notre connaissance, peu de personnes ont directement fait référence au post de Rogozine. Par exemple, le journaliste militaire russe Roman Saponkov a cité directement Rogozine sur son compte Telegram. Mais fait plus intéressant encore, le bloggeur et publiciste Sergey Kolyasnikov s’enthousiasme dans une publication Telegram (éditée à 10h28 heure locale):
« Voilà ce que l’on obtient lorsque la propagande est gérée par des professionnels https://t.me/rogozin_do/4567, excellente vidéo. J’aimerais maintenant qu’ils la diffusent sur les médias sociaux allemands. »
Traduction fournie par Deepl
Ces propos viennent corroborer les posts Telegram suscités qui ne faisaient pas référence à la source primaire. Par exemple une de ces publications propose d’ »envoyer [la vidéo] à vos amis Allemands ». La diffusion est donc intentionnelle, voire organisée pour promouvoir la vidéo vers le public cible.
L’analyse de la vidéo vient en confirmer l’origine russe. À commencer par les différents acteurs engagés. De faible renommée – en témoigne les quelques centaines d’adonnés sur leurs réseaux sociaux – les acteurs sont tous Russes, vivant en Russie. Une recherche d’image par reconnaissance faciale (via PimEyes) permet d’identifier 4 acteurs (voire 5 comme nous le verrons ci-dessous) :
- Velentin Vorobiev (Валентин Воробьев) dans le rôle du père. Ce dernier est le seul à avoir laissé une trace de sa participation au court métrage sur son compte VK. Sans pour autant publier lui même l’information et la commenter, il partage le post d’un autre compte VK dans lequel apparaît la vidéo Youtube de Beeley. En commentaire, un de ses amis se félicite de la participation de « Valya ».
- Yulia Konukhova (Юлия Конюхова) dans le rôle de la mère. Elle aussi avait un temps partagé la vidéo. Pourtant au bout de 3h, la vidéo a disparu de son compte Instagram. Néanmoins trois captures d’écran, réalisées par des internautes, permettent d’authentifier l’existence de ce post dans lequel elle annonce fièrement que son fils – l’enfant dans la vidéo – y a participé. Elle écrit également : « La vidéo a été créée par la chaîne de télévision Russia.Today.altman« . Cette suppression de dernière minute laisse de nombreuses questions en suspens d’autant que, selon le média Agents, Konukhova a fait savoir « qu’il lui était interdit de communiquer avec les médias selon les termes du contrat ».
- Julia Mandriko (Мандрико Юлия Эдуардовна) dans le rôle principal de l’officier allemand. Rien ne transparait de ses différents réseaux sociaux à ce sujet.
- Igor Alexeev (Игорь Алексеев) dans le rôle d’un des trois soldats. Malgré un compte Instagram alimenté quotidiennement sur l’ensemble de ses tournages, aucune image n’a filtré de ce tournage ci.
D’autre part, le court métrage souhaite mettre en avant une famille allemande contemporaine typique (blonds aux yeux bleus, il va s’en dire). Pour cela, le premier plan montre une rue stéréotypée d’une ville allemande avec la mention « Allemagne, 2023 ». Une rapide recherche d’image inversée envoie directement vers des photos de la banque d’image Alamy et une vue Google Street permet de facilement identifier le lieu. Il s’agit de la ville de Rhodt unter Rietburg au n°109 Theresienstraße en Rhénanie-Palatinat
Notons cependant que l’arrière-plan, lorsque les militaires sonnent à la porte, ne correspond à aucun bâtiment de la ville. Cela laisse donc supposer un tournage en studio, ce que suggère également l’éclairage. Le plan à Rhodt unter Rietburg aurait alors été tourné séparément.
De plus, les décors ne trompent pas. Enchaînant les stéréotypes, la vidéo se veut destinée à un public non allemand : Bretzels sur la table de la cuisine, calendrier aux couleurs du drapeau allemand, tirelire cochon floquée « Germany » (relevant plus de l’attrape touriste), bières en canette dans le frigo, etc. Il faut marteler le message.
Enfin, un dernier élément est frappant : l’emploi de deux langues. Les acteurs s’expriment en Allemand et le texte de fin est écrit en Allemand (« Ist dein haus in der NATO ? Akzeptiere die NATO in deinem haus« ). De plus, pour renforcer le message, une source du gouvernement fédéral (Bundesregierung) est fournie. Cependant toute la vidéo est sous-titrée en Russe (NDLR – nous n’avons pas trouvé d’occurrence de la vidéo sans le sous-titrage). Ce double emploie révèle à la fois une volonté de s’adresser à un public allemand opposé à l’OTAN et aux dépenses engendrées par la guerre, qu’à un public russe se rattachant à des stéréotypes et un sous-titrage spécifique.
Conclusion
Ce court métrage ne laisse pas de doutes : il s’agit d’un élément de propagande russe très probablement piloté par le Kremlin. Sa diffusion via des canaux plébiscités par leurs soutiens a largement facilité la tâche : passant de compte en compte puis de site en site, la vidéo s’est rapidement trouvée propulsée. D’une vidéo ouvertement de propagande, le message s’est ensuite brouillé pour être finalement attribuée au parti allemand AfD.
Reste la question de l’objectif intial : cette vidéo est-elle destinée à être acceptée comme de la « simple » propagande (cf les messages Telegram) ou visait elle à semer le doute sur son origine ? La discrétion des acteurs, le double langage ou encore les messages confus relayés par des éléments proches du pouvoir (officiel, propagandiste, média) laissent perplexe.
Mise à jour du 27 juillet à 13h00 – Ajout de la réponse de Bercoff.
Mise à jour du 28 juillet à 13h30 – Ajout d’un nouveau tweet de Bercoff du 27 juillet à 23h20 ; de la capture d’écran du tweet anglophone & de la déclaration de l’AfD auprès du média Brussels Signals.
Mise à jour du 28 juillet à 20h00 – Ajout de la première occurence de la vidéo sur Internet : la publication sur le compte Telegram de Dmitri Rigozine.
Fact'Ory 
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